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Nombreuses sont les publicités proposant des tablettes tactiles spécifiquement conçues pour favoriser le développement du tout-petit. Beaucoup de parents ont le sentiment qu’acheter ces produits revient à faire un cadeau de choix pour leur enfant. Même l’Académie des sciences, dans son avis rendu en 2013, souligne certains aspects intéressants de cette technologie pour les plus jeunes. Alors qu’en est-il ? Existe-t-il des études nous permettant d’apprécier cette question de façon « scientifique » ? Et que nous dit la clinique et l’observation des bébés face à ces outils ?
03 oct. 2022
Marie-Noëlle Clément, Olivier Duris
Temps de lecture : 20 min

Le bébé et son environnement technologique

Il nous est aujourd’hui impossible de faire l’impasse sur le fait que les écrans interactifs font partie intégrante de la vie d’un grand nombre de familles. L’usage quotidien de ces outils par les adultes et adolescents ne peut donc pas être sans effet sur la pratique que les bébés développent eux-mêmes. Ainsi, une étude menée dans un babylab français sur un échantillon de 450 bébés a pu montrer que 58% des 5-24 mois ont déjà utilisé un écran interactif (Cristia, Seidl, 2015). La consommation des outils numériques par les tout-petits est en constante augmentation : il suffit de comparer ces résultats à ceux d’une étude similaire, menée aux États-Unis deux ans auparavant (Rideout, 2013), qui n’en avait alors relevé que 33%, soit presque deux fois moins ! Ces chiffres nous montrent que la position prudente qui consisterait à recommander de tenir les bébés éloignés des écrans numériques est peu réaliste. L’environnement technologique omniprésent dans les foyers d’aujourd’hui, et la difficulté qu’ont les parents eux-mêmes d’éviter l’utilisation des divers outils numériques devant leurs jeunes enfants, nous conduisent à nous rendre à l’évidence : ces supports font désormais pleinement partie du quotidien d’un grand nombre de bébés, qui y sont exposés dès le plus jeune âge (Ahearne et coll., 2015 ; Kabali et coll., 2015).

Le bébé et les écrans : ce que les études nous disent

Rappelons qu’aucune étude, à ce jour, n’a montré d’effets délétères de l’utilisation précoce des écrans interactifs chez le tout-petit. Ce n’est pas le cas pour les écrans non interactifs (télévision, dvd) dont il a été montré que l’usage répété avant 2 ans peut avoir des conséquences néfastes.

Les effets des écrans non interactifs chez le bébé

Les études ont montré qu’une exposition trop précoce ou trop intense (plus de deux heures par jour) à des écrans non interactifs :

– entrave le développement du langage (Zimmerman, 2007) ;

– favorise le surpoids ultérieur (Dennison, 2002) ;

– réduit les capacités d’attention et de concentration (Schmidt et coll., 2008) ;

– augmente le risque d’adopter une attitude passive face au monde (Pagani, 2010).

La consommation des outils numériques par les tout-petits est en constante augmentation.

Ces influences négatives persisteraient au-delà de l’âge de 10 ans, contribuant à réduire l’intérêt en classe et les habiletés en mathématiques (Pagani, 2010). Ainsi, depuis 1999, l’Académie américaine de pédiatrie recommande de ne pas exposer les bébés de moins de 2 ans aux écrans non interactifs. Rien de tel, en tout cas à ce jour, concernant les écrans interactifs, et en particulier les tablettes numériques. Au contraire, certains points positifs sont même à relever.

Tablettes numériques et motricité fine chez le bébé

L’utilisation des interfaces tactiles chez le tout-petit pourrait ainsi avoir un effet positif sur le développement des capacités de motricité fine du bébé. Dans une étude récente (Bedford et coll., 2016), 715 familles britanniques ont complété un questionnaire en ligne sur le rapport qu’entretenaient leurs jeunes enfants, âgés de 6 à 36 mois, avec les outils numériques : nombre d’écrans interactifs au domicile, fréquence d’utilisation par les tout-petits et âge du bébé au moment de la première utilisation. Parallèlement, ils devaient également répondre à des questions portant sur les différentes étapes de développement de leurs enfants : apprentissage de la marche, motricité fine et développement du langage.

Les résultats de cette étude concordent bien avec ce que nous avons précédemment avancé : sur les 715 familles, seules deux annonçaient ne pas posséder d’écrans interactifs, et 75,2% des enfants de 6 à 36 mois étaient exposés quotidiennement à ces outils. Aucune conséquence négative sur les différentes étapes de leur développement n’a pu être relevée. Au contraire, il est même souligné que les enfants qui utilisaient le plus tôt les écrans interactifs développaient plus rapidement des habiletés de motricité fine avec des objets réels. Précisons que cette association positive concernait les enfants dont les activités sur la tablette ou le smartphone impliquaient un contrôle de l’écran (par le toucher ou le balayage, par exemple), et non un usage passif comme regarder des vidéos ou des images.

Mais revenons sur l’absence d’impact, positif ou négatif, entre l’âge du premier usage des tablettes tactiles et l’apprentissage de la marche ou le développement du langage. De là à dire que l’usage précoce des tablettes numériques ne présente aucun danger pour le développement de l’enfant, il n’y aurait qu’un pas… Mais il nous faut demeurer prudents, car l’expérience montre qu’on ne trouve que ce que l’on cherche !

Prenons l’exemple de Linda Pagani, professeure à l’Université de l’École de psychoéducation de Montréal, qui a débuté en 1997 une étude longitudinale unique sur les effets de la consommation télévisuelle précoce. Elle a publié en 2010 les résultats que nous avons précédemment cités sur les effets à l’âge de 10 ans de cette consommation. Elle vient de donner une suite à cette étude en mesurant les conséquences sur les mêmes enfants à l’âge de 13 ans, mettant au jour de nouveaux éléments non considérés auparavant sur la pénalisation de leurs compétences sociales (Pagani, 2016). Les études portant sur l’utilisation des tablettes numériques chez tout-petits étant très récentes, nous manquons donc du recul nécessaire pour affirmer la totale innocuité de cet usage sur le développement de l’enfant.

La tablette tactile : une technologie qui prolonge le rapport au monde du bébé ?

Si l’exposition à des écrans non interactifs est formellement déconseillée pour des bébés de moins de 2 ans, en revanche, selon l’avis de l’Académie des sciences, les tablettes visuelles et tactiles pourraient être adaptées, avec le soutien d’un adulte, « à l’éveil précoce des tout-petits au monde des écrans, car c’est le format le plus proche de leur intelligence ». Nous allons à présent envisager par quelles voies privilégiées le bébé communique et appréhende le monde, pour tenter de comprendre en quoi les tablettes tactiles pourraient éventuellement être adaptées aux tout-petits.

Développement des interactions sociales

Très tôt, le bébé montre d’extraordinaires capacités d’imitation. Dès 1986, Jacqueline Nadel a mis en évidence, au moyen d’une série d’expériences, la fonction de l’imitation immédiate, utilisée par les jeunes enfants pour communiquer durant la période qui précède la maîtrise du langage. L’imitation représente une de nos capacités les plus primaires et se complexifie au fil du temps. Elle traduit chez le nourrisson un intérêt extrêmement précoce pour l’autre et ses mimiques, qui s’appuie sur la préorganisation du système visuel de reconnaissance des visages et de discrimination des expressions faciales. L’imitation est la première forme interactive d’apprentissage social.

Mais quel rapport avec les supports numériques interactifs ? Tout d’abord, à l’évidence, voir ses parents constamment interagir avec des écrans tactiles va pousser le bébé à s’essayer lui-même à l’usage de ces outils. En outre, certaines applications vont précisément solliciter l’enfant du côté de ses capacités d’imitation. C’est notamment le cas de celles qui s’appuient sur des expressions émotionnelles : le tout-petit va être amené à reproduire les mimiques vues sur l’écran, ou encore les modulations verbales.

Citons l’application Tom le Chat : il s’agit d’un chaton qui répète tout ce que dit l’enfant, que ce soit des mots intelligibles, ou encore des sons ou des modulations vocales. L’enfant, en retour, imite et répète les sons produits par le chaton. Une fois l’effet de surprise retombé, on peut bien sûr trouver que cette application est un brin répétitive ! Mais si un adulte joue avec l’enfant, il entre à son tour dans la boucle interactive : le chaton reproduit les mots ou les sons émis par l’adulte, puis l’enfant ceux produits par le chaton, puis l’adulte fait une nouvelle proposition, et ainsi de suite, avec un plaisir partagé évident. Dans un domaine différent, cette application est très intéressante avec les enfants autistes pour stimuler l’imitation et l’interaction (Virole, 2014).

Les voies de l’acquisition du langage

Les neuropsychologues nous apprennent que, dès la première année, même si le bébé ne parle pas encore, les fondations de l’acquisition du langage se mettent en place. Grâce à l’imagerie cérébrale, on a pu observer ce qui se passe dans le cerveau d’un bébé de 3 mois à qui une voix féminine raconte des histoires : le bébé active des régions du langage similaires à celles de l’adulte lorsqu’il écoute des histoires (Dehaene, 2002). Les précurseurs des aires cérébrales du langage sont donc actifs chez le bébé avant la production effective de langage.

Par ailleurs, les travaux de Hobson (2004) nous montrent que le bébé a besoin d’une connexion émotionnelle pour entrer dans les apprentissages. À ce titre, le « mamanais » joue un rôle particulièrement important (Saint-Georges, 2011). Traduit de l’anglais motherese, le mamanais est cette forme langagière universelle et transculturelle que toute personne en position de prendre soin d’un bébé tend à utiliser spontanément. Il est caractérisé par une simplification du vocabulaire et de la syntaxe, des phrases courtes ou des mots isolés, l’usage de diminutifs, de formes interrogatives et exclamatives, le tout avec une prosodie chantante, une tonalité élevée, une hyperarticulation et une accentuation des voyelles. Le mamanais dépasse les frontières de la communication verbale pour s’intégrer dans une communication multimodale, où gestes et mimiques accompagnent la prosodie. Cette communication multimodale véhicule l’affect et l’intention communicative, encourage l’interaction, stimule la réactivité du bébé, favorisant l’engagement affectif réciproque et l’acquisition du langage. Le mamanais s’inscrit ainsi au cœur de la relation dynamique mère-enfant.

Dès que l’adulte s’implique activement dans l’usage de l’outil aux côtés de l’enfant, le medium devient secondaire : l’important devient ce qui se joue autour de l’écran et non plus sur l’écran.

À la lumière de ces éléments, nous ne sommes pas surpris par les résultats de l’étude précédemment citée de Bedford et ses coll. (2016) sur l’absence d’impact, positif ou négatif, entre l’âge du premier usage des tablettes tactiles et le développement du langage. En effet, même si des contenus langagiers sont véhiculés, la simple exposition à un écran « froid » ne suffit pas à stimuler l’acquisition du langage verbal chez le bébé. Donc les applications ludo-éducatives élaborées à cet effet ne présentent pas l’intérêt attendu, en tout cas si l’enfant les utilise seul. Il en va bien sûr différemment si le support numérique est pris dans un contexte relationnel avec un adulte qui commente, s’extasie, applaudit aux performances de l’enfant. La boucle interactive rétablit alors les conditions conformes aux besoins du tout-petit. Dès que l’adulte s’implique activement dans l’usage de l’outil aux côtés de l’enfant, le medium devient secondaire : l’important devient ce qui se joue autour de l’écran et non plus sur l’écran.

Explorer le monde par le corps et les sensorialités

L’exploration du monde, chez le bébé, passe avant tout par le corps et les sens. Dès qu’il devient capable de se retourner tout seul dans son lit, l’enfant se déplace, touche et porte à sa bouche. Cette manière d’explorer le monde s’enrichira avec le développement de ses capacités motrices et de préhension. C’est ce que Jean Piaget a nommé le stade sensorimoteur, qui s’étend de la naissance à 2 ans : le bébé collecte des informations sensorielles et motrices sur le monde, et les coordonne peu à peu pour résoudre des problèmes physiques simples. Ses découvertes s’organisent au fil du temps en des réactions circulaires (c’est-à-dire répétitives) de plus en plus complexes, avec une recherche progressive du résultat qui l’intéresse.

Observons à présent un enfant devant une tablette tactile. Il va spontanément « essayer pour voir ». Or, l’attitude qui consiste à faire d’abord pour découvrir ensuite est celle qui préside aux premières expériences et aux premières traces de l’enfant, avant qu’il subordonne son geste au désir de l’intentionnalité. Il va donc frotter son doigt à la surface de l’écran et découvrir, stupéfait, la trace du mouvement qu’il a accompli. Et ce n’est pas seulement la trace d’un geste, comme dans la rencontre d’un crayon avec une feuille de papier : c’est une féérie qui prend forme, un feu d’artifices ! Le moindre geste peut en effet faire apparaître des étoiles, des animaux, des objets, et participer à leurs métamorphoses sous l’œil émerveillé de l’enfant… et de l’adulte ! Car, là encore, si ses découvertes prennent place dans une boucle interactive avec l’adulte, l’enfant est encouragé à développer sa démarche exploratoire.

Une certaine adéquation

Les éléments que nous connaissons sur la manière dont les bébés développent leur intelligence font penser que les tablettes tactiles pourraient être en adéquation, au moins dans une certaine mesure, avec les mécanismes qu’ils mettent en œuvre.

Le développement et la complexification des capacités d’imitation, de communication et de production langagière sont évidemment au mieux favorisés par la relation intersubjective avec tous ses enjeux émotionnels. Pour cette raison, l’exposition passive à un écran froid, type télévision ou dvd, n’est pas adaptée au développement du bébé.

Les tablettes tactiles, de par leur caractère interactif, et parce qu’elles engagent le toucher, donc le corps et la sensorialité, apparaissent cependant plus adaptées à l’univers du tout-petit ; en outre, aucun élément à ce jour ne permet de conclure à un effet néfaste de l’usage précoce de ces outils technologiques.

Toutefois, nous nous sommes attachés à montrer que le soutien et la médiation d’un adulte demeurent indispensables. Sans l’instauration d’une boucle interactive avec l’adulte, l’intérêt du support retombe vite. Par ailleurs, il importe de limiter le temps d’usage de la tablette afin de ne pas détourner l’enfant d’autres activités physiques et socio-émotionnelles indispensables à son développement.

Réserves sur l’utilisation des tablettes tactiles chez les bébés

Outre la nécessité de border les conditions d’un usage précoce des tablettes numériques par un accompagnement par l’adulte et une limitation du temps, nous nous attacherons à deux autres catégories de réserves identifiées par Serge Tisseron. Elles concernent un défaut de structuration dans le rapport au corps et au temps.

« L’interaction avec les tablettes tactiles n’est pas qu’une variante numérique du plaisir de tracer, sans quoi il n’y aurait aucune raison d’en tenir les enfants éloignés ! Dans cette activité, qui semble si proche de celle de l’enfant qui dessine, le rapport au corps et au temps est en réalité très différent » (Tisseron, 2015).

Le rapport à l’espace et au corps

À chaque fois que nous nous apprêtons à saisir un objet, nous construisons une représentation très précise de la position de l’objet, de celle de notre corps et de son prolongement (le bras, la main), ainsi que des mouvements nécessaires pour atteindre notre but. C’est également ce qui se passe dans le geste de dessiner, qui suppose à la fois un rapport à l’espace et au temps de l’expérience.

Il importe de limiter le temps d’usage de la tablette afin de ne pas détourner l’enfant d’autres activités physiques et socio-émotionnelles indispensables à son développement.

Or, c’est ce qui manque aux tablettes numériques aujourd’hui. Selon Serge Tisseron (2016), l’expérience corporelle est incomplète car elle est réalisée « du bout du doigt ». Un danger vient du fait que certains fabricants proposent que la tablette numérique accompagne des activités corporelles fondamentales telles que l’alimentation, ou encore l’élimination fécale sur un pot. Mais le détournement de l’attention de l’enfant dans ces moments-clés risque bien de le couper de ses éprouvés corporels et de le placer dans une difficulté à identifier ses sensations. Un bébé a d’abord besoin de construire ses repères corporels et sensori-moteurs dans le monde réel : il doit en premier lieu apprendre à empiler des cubes en bois ou en mousse avec ses mains, avant de les empiler virtuellement grâce à une tablette tactile ! Et d’ailleurs, avant de les empiler, il doit les attraper, les observer en les tournant et en les retournant, les sentir, les goûter…, toutes choses qu’évidemment une tablette tactile ne permet pas.

Le rapport au temps

L’autre dimension mise en défaut par un usage prolongé de la tablette chez le tout jeune enfant est le rapport au temps. Lorsque l’enfant produit une trace avec un feutre ou un crayon, il découvre en même temps sa capacité à modifier le monde et le fait que cette modification est irréversible. Cette dernière notion ne va pas de soi pour le tout-petit.

Lorsque l’enfant de 3 ou 4 ans casse ses jouets, ce n’est pas seulement par désir destructeur. C’est le plus souvent « pour voir ce que ça fait ». Parfois ce n’est pas grave, car ses parents vont pouvoir réparer. Mais il arrive que cela ne soit pas le cas, ce qui provoque chez l’enfant un sentiment de frustration, d’injustice, voire de désespoir. Peu à peu l’enfant en vient à concevoir que certaines actions ne peuvent pas se défaire : elles sont définitives.

À l’inverse, une des caractéristiques essentielles de la culture numérique est de nous immerger dans un monde de réversibilité complète et permanente. La plupart des actes posés peuvent être faits et refaits à l’envi : nos textes sont continuellement corrigés, découpés, réorganisés ; nos dessins sont systématiquement modifiés, effacés, recommencés ; et il suffit de cliquer sur la fonction « annuler » ou « ne pas enregistrer » pour obtenir une version de notre document antérieure aux derniers ajouts... Or cette attitude, parfaitement adaptée aux espaces numériques, ne correspond en rien à la réalité du monde. Si nous écrivons ou dessinons à la main, nous pouvons gommer bien sûr. Mais si nous gommons répétitivement, notre feuille portera les traces de toutes les versions antérieures… et très rapidement elle ne sera plus lisible ! Car dans le monde réel, on ne peut pas toujours défaire ce que l’on a fait.

Serge Tisseron (2016) souligne que les expériences conduites dans le monde réel et dans le monde numérique sont à l’évidence différentes, et s’interroge sur la manière d’intégrer au mieux ces différences afin de distinguer les attitudes adaptées à chacun de ces espaces. Les adultes qui ont construit leurs repères dans le monde concret avant de découvrir, dans un second temps, les règles propres aux mondes numériques, n’ont pas de difficulté à faire cette différence, car ils ont grandi dans un monde où chacune de leurs actions était irréversible. Ils ont empilé des cubes, les ont fait tomber, les ont empilés à nouveau, et chaque nouvelle tour était différente de la précédente. Mais le tout-petit n’a pas ce recul ni cette expérience. C’est pourquoi celui qui sait utiliser des cubes réels diversifiera ses apprentissages en apprenant à assembler des cubes virtuels, en revanche, celui qui ne sait pas assembler des cubes avec son corps, ses deux bras et ses deux mains, ne gagnera rien à faire cet exercice sur une tablette numérique ! Il perdra même un temps précieux en se laissant détourner de son corps-à-corps avec le monde.

Les repères temporels et la distinction entre passé, présent et avenir se mettent en place très progressivement, entre 3 et 6 ans. La construction de ces repères chez le tout-petit passe d’abord par la stabilité de son emploi du temps quotidien, la mise en place de repères visuels, et l’accès à la narration (le livre que l’on ouvre, la lecture qui commence, les pages qui se tournent une à une, et enfin, le livre qui se referme). L’usage des technologies numériques, où le temps est écrasé en un éternel présent, est problématique avant l’âge de 6 ans, et a fortiori chez les bébés. Comme le dit Serge Tisseron (2015), « c’est un peu comme vouloir courir avant de savoir marcher » ! Un tout-petit dont les repères temporo-spatiaux ne sont pas construits court le risque de se perdre dans un usage non régulé des espaces numériques.

Conclusion

Les tablettes numériques sont souvent présentées comme l’outil technologique de choix pour les bébés de moins de 3 ans, notamment parce qu’elles apparaissent en adéquation avec leur mode d’appréhension du monde. À ce jour, à la différence des recherches conduites sur les écrans non interactifs type télévision et dvd, aucune étude n’est venue montrer d’effet délétère de l’usage des tablettes tactiles pour cette tranche d’âge ; des effets positifs sur le développement de la motricité fine sont même avancés (Bedford et coll., 2016). Toutefois, le recul dont nous disposons est encore limité.

La tablette numérique est un support séduisant qui vient cueillir le jeune enfant sur le terrain de sa curiosité sensorielle, peut stimuler ses capacités d’imitation, et lui proposer une entrée dans la narration avec des images et des mots. Mais l’observation clinique montre que ces propositions tournent court si elles ne sont pas relayées par un adulte et reprises dans une boucle interactive avec celui-ci. Faute de cela, le bébé peut s’enfermer dans un usage répétitif de cet outil. Or, la tablette numérique est loin de répondre à l’ensemble des besoins du tout-petit sur le plan relationnel et émotionnel, et son usage présente le risque de réduire de manière mathématique le temps qu’il consacre à des activités socio-relationnelles et des manipulations d’objets concrets, autrement plus importantes pour lui.

De plus, deux dimensions fondamentales font défaut dans le rapport à la tablette tactile, qui ne permet de structurer ni le rapport à l’espace et au corps, ni le rapport au temps. Ces deux apprentissages fondamentaux passent par un corps-à-corps avec le monde réel, pour le premier, et par une stabilité des rythmes quotidiens et une initiation à la narration dans un contexte affectif et émotionnel, pour le second.

Ainsi, malgré l’absence d’alerte issue des études menées à ce jour sur l’usage des tablettes numériques chez les bébés de moins 3 ans, la prudence est de mise. Les tablettes tactiles ne devraient être utilisées chez les bébés qu’en temps limité et avec l’accompagnement d’un adulte ou d’un enfant plus âgé. L’importance de cet accompagnement a d’ailleurs conduit l’Académie des sciences (2013) à déconseiller fortement la possession d’une tablette personnelle avant l’âge de 6 ans. Il faut également prendre en compte le fait que le temps qu’un bébé passe sur les écrans réduit celui qu’il pourrait consacrer à d’autres activités, et notamment la communication en face-à-face (Sosa, 2016). Il convient donc de veiller à une alternance des activités (Tisseron, 2013) : les petits temps de jeu numérique ludiques et accompagnés devront alterner avec des interactions sociales directes (sans qu’un écran fasse tiers entre le bébé et son interlocuteur), et des activités prenant en compte le corps, le mouvement, l’exploration sensorielle et toute autre stimulation variée et non numérique.

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